Est-on libre jamais ? Je laisse de côté la liberté politique, bien sûr décisive, que la démocratie permet à peu près. Mais il y a des esprits libres dans les régimes totalitaires ; et des esprits soumis ou aliénés dans les démocraties… C’est dire que la liberté intérieure n’est jamais reçue, purement et simplement, de la société. Elle n’est pas davantage innée, ni totale. Le libre arbitre m’a toujours paru une fiction impensable : une volonté indéterminée, qui pourrait vouloir n’importe quoi, ce ne serait plus une volonté, ou elle ne voudrait rien ! Tout au plus peut-on se libérer quelque peu des déterminations, ou de certaines d’entre elles, qui pèsent sur nous… Travail infini : il faudrait se libérer de soi, et c’est ce qu’on ne peut…
Quant au respect d’autrui, c’est bien sûr une valeur sociale, comme toutes les valeurs. Mais elle n’est appliquée ou vécue, comme toutes les valeurs !, que par les individus. Je ne vois rien là qui en fasse une valeur différente des autres… Ne vous méprenez pas sur ce que j’entends par solitude : le rapport à autrui en fait évidemment partie, tous les amants le savent, et chacun d’entre nous. Ce que vous vivez avec votre meilleur ami, vous le vivez seul : lui vit autre chose. Et deux orgasmes, même simultanés, n’en sont pas moins deux. Comment vivre ce que l’autre a vécu ?
Comment sentir ce qu’il sent, éprouver ce qu’il éprouve ? Cela n’empêche pas de s’aimer, ni d’être ensemble, mais dissuade de rêver d’un amour qui mettrait fin (par quel miracle ?) à la séparation ou à la solitude. Il faut être deux pour s’aimer, au moins deux, et l’amour ne saurait abolir cette pluralité qu’il suppose. Cela vaut dans tous les domaines de l’existence. La solitude et la socialité ne sont pas deux mondes différents, mais deux rapports différents au monde, d’ailleurs l’un et l’autre nécessaires, et constituant ensemble ces sujets que nous sommes, ou que nous croyons être. La solitude, encore une fois, n’est pas à côté de la société, mais en elle. Elle n’en est pas moins solitude pour autant : toute vie est sociale, mais ce ne sont pas les sociétés qui vivent… Quant à l’idée que je ne suis libre qu’à la condition de respecter la liberté d’autrui, cela me paraît une tarte à la crème, qui correspond tellement à ce que chacun souhaiterait que je m’en méfie quelque peu. S’il faut respecter la liberté des autres, ce n’est pas pour être libre, mais pour qu’eux le soient, ou puissent l’être.
« L’amour la solitude »
Livre de Poche