« Savoir vivre. Manuel à l’usage des désespérés. »
Hélène Fresnel :
Vous soutenez que la rupture amoureuse est plus propice à déclencher le sursaut que des conditions socio-économiques désastreuses ?
Robert Misrahi :
Oui, parce qu’elle remet en question l’essentiel du sujet c’est à dire sa signification dans l’existence. Sans amour, il n’y a pas de sens à la vie. Je ne veux pas dire qu’un amour doit être unique et perpétuel. Il faut au contraire être capable de passer de l’un à l’autre. Nous avons tous besoin de justification, de reconnaissance et d’aide. L’individu tout entier est concerné dans son corps et son esprit.
Quand la séparation surgit, il est renvoyé à sa condition humaine primitive, c’est à dire solitaire et fragile, à des blessures profondes, « narcissiques », à la sensation de vide, au sentiment de ne pas avoir été reconnu ou d’avoir été méconnu et au plus douloureux : la perte de l’être aimé.
Alors quand cela se produit, au lieu de colmater sa douleur par des activités sociales extérieures, il doit l’approfondir, creuser son sens pour se reconstruire seul et revoir complètement ses modes de vie anciens. Chercher à « boucher » le trou ne sert à rien. Nous ne pouvons pas résoudre cette crise absolument existentielle sans commencer par refuser d’imiter ce que nous avons fait. La perte de l’être aimé, ce n’est pas seulement celle d’un être qui nous aime, comme nous le croyons généralement. C’est d’ailleurs parce que l’on commet cette erreur que nous répétons les mêmes choses. Nous cherchons simplement quelqu’un qui va nous aimer parce que nous avons perdu quelqu’un qui nous a aimés. Nous ne bougeons pas, ligotés par cette nécessité d’attendre qu’on nous aime.
« Aimer, c’est être aimé », prétendent Sartre et d’autres. Non. L’amour, ce n’est pas l’amour de l’amour. Non. Je ne veux pas être aimé par n’importe qui. Je veux être aimé par celle ou celui que j’aime. De là vient la souffrance la plus totale. Si l’autre part, il est irremplaçable puisque sa personnalité était unique. C’est lui qui me cause ce chagrin immense. L’amour est l’amour de quelqu’un de précis.
C’est pour cette raison que changer d’amant, changer d’objet ne résout rien. Nous répétons les mêmes erreurs anciennes, par facilité, par manque d’imagination, peur, culture, alors que nous ne sommes pas « condamnés » à cette attitude : il n’y a pas d’«instinct» de répétition, de poussée biopsychique organique et involontaire. Seulement, il est très difficile de changer car pour y parvenir, nous devons modifier radicalement la concetion que nous avons de nous-mêmes, celle que l’on a de l’autre, de l’amour, de ce que l’on en attend, du temps.
« Savoir vivre. Manuel à l’usage des désespérés. »
Robert Misrahi – Hélène Fresnel